Appel à contributions
Dacoromania litteraria, 10/2023
Récit de vie féminin dans l’Europe de l’Est et du Sud-Est
Les expériences des femmes de l’Europe de l’Est et du Sud-Est en temps de guerre ou pendant les régimes oppressifs du vingtième siècle (période pleine de contrastes, ayant été célébrée comme « un siècle des femmes » dans l’Occident – Rowbotham 1997, mais aussi présentée comme un « âge du témoignage » – Felman and Laub 1992) n'ont cessé d'émerger durant les deux dernières décennies, soit sous la forme de mémoires, d’autobiographies, de journaux ou de volumes de correspondance, soit recevant une tournure littéraire en tant qu’autofiction et biofiction. La transmission de ces récits a suivi des voies sinueuses, prenant des formes parfois verbales, parfois non-verbales, soutenue autant par des réseaux « filiaux » que par des réseaux « affiliatifs » (Hirsch 2012) et provenant tant du côté des femmes victimes que de celui des femmes qui avaient commis les atrocités (Schwab 2010). Si l’interprétation des documents qui sont parus récemment dans ce domaine serait une tâche pour le spécialiste en littérature ou pour l’expert en études culturelles, entrainant également la perspective vaste de l’historien ou peut-être l’oreille attentive du psychanalyste, il existe également des phénomènes de réémergence qui réaniment non seulement la mémoire culturelle traumatique, mais aussi un héritage extrémiste, engendrant la tendance de répéter des violences historiques (Pető 2020), une évolution inquiétante dont l’analyse réclame une expertise en sciences politiques.
La rémanence des blessures psychiques que les femmes ont transmises à leurs proches à travers la « post-mémoire » (Hirsch 1997 & 2012) a généré des « héritages obsédants » (« haunting legacies », Schwab 2010), structurant les réflexes inconscients de la génération suivante. De telles expériences traumatisantes, soit héritées soit vécues, ont trouvé un exutoire puissant dans l’écriture de témoignage pratiquée par la génération des enfants des victimes ou dans la publication des ouvrages autobiographiques ou biographiques émanant directement des victimes des régimes totalitaires et à l’époque censurés. La transmission de ces récits s’est passée dans le contexte d’un progrès social inégalement réparti, qui a créé des disparités de genre et a accentué la vulnérabilité des femmes, malgré l’existence de mouvements d’émancipation, qui ont, pour certains d'entre eux, bénéficié du soutien officiel des régimes politiques.
Ce numéro thématique se penchera sur la manière dont les souvenirs traumatisants (soient-ils vécus, hérités, ou transmis) sont transformés par l’agencement esthétique propre à la littérature (parfois aidé par la photographie ou l’art visuel), afin de construire une zone neutre où la reconsidération du passé donne lieu à la réflexion et, du coup, à l’apprentissage. Le volume se concentre sur une triade d’aspects de l’écriture de vie : témoigner (suivant les distinctions, théorisées par Derrida et Agamben, et récemment affinées par van der Heiden 2019, entre les termes latins testis, superstes, martyr (dérivé du grecque martus), et auctor), survivre (survivre à une expérience traumatisante, donc souffrir, mais aussi résister, durer), et rétablir (connotant une guérison dans sa forme réflexive, mais aussi l’effort de récupérer ou de préserver la vérité du passé, dans sa forme transitive). Nous voudrions tenir compte également de l’influence de la censure et de l’autocensure dans le processus de témoignage et de la manière dont la « mémoire manquante » (« missing memory », Schwartz, Weller et Winkel 2021) trouve une compensation dans les modalités fictionnelles de l’écriture de vie. Les contributeurs sont encouragés à couvrir l’ensemble de formes de l’écriture de vie (des récits biographiques et autobiographiques, mémoires, journaux, correspondance, biofiction ou autofiction), y compris des récits publiés à titre posthume ou écrits en rétrospective.
Le souvenir des expériences traumatisantes passées ou d’une culpabilité traumatisante s’infiltre à travers des gestes, des images, des murmures, des histoires, des silences. Les récits de vie (conçus plus généralement comme l’ensemble de techniques de sauvegarde de la mémoire, dont font partie la photographie, la correspondance, les matériaux d’archive) ont fourni l’outil principal pour accéder à ces traces de l’histoire, les rassembler et leur donner du sens. Déchiffrer les « héritages communicationnels du traumatisme et de la résilience » (« communicative legacies of trauma and resilience », Hannah Klieger, dans Mitroiu 2018), ainsi que la relation entre la mémoire et l’histoire (Radstone et Hodgkin 2003), mais également entre le témoignage et la littérature (Felman et Laub 1992, van der Heiden 2019), figurent parmi les objectifs principaux de ce numéro thématique. L’impact du contexte local sur l’aspect formel de l’écriture (Mrozik & Tippner 2012) a modelé les catégories du récit de vie en l’Europe de l’Est et du Sud-Est, offrant un nouvel angle pour formuler des théories innovatrices sur le développement du genre. Nous cherchons également des articles qui mettent l’accent sur le contexte local et régional et sur la spécificité de ces milieux politiques, sociaux, et culturels, dans la mesure où ils influencent le récit de vie féminin.
Nous invitons des contributions sur des thèmes liés au récit de vie féminin dans l’Europe de l’Est et du Sud-Est, parmi lesquels nous recommandons :
- La valeur du témoignage, de la persévérance et de la survie dans les récits de vie écrits par des femmes ou dans la littérature féminine inspirée par la vie réelle (biofiction ou autofiction) dans leur rapport avec les expériences historiques traumatisantes ;
- Le rôle que la littérature, mais aussi les genres hybrides (les récits de vie dans leur ensemble, y compris sous la forme de la photographie ou de l’art visuel), jouent dans le rétablissement / la récupération des expériences féminines du vingtième siècle dans l’Europe de l’Est et du Sud-Est et l’impact de ces pratiques sur l’inscription de la post-mémoire de ces expériences dans l’archive contemporaine ;
- La scène politique, les mouvements d’émancipation et leurs contrecoups : les origines de ces tendances dans le dix-neuvième siècle, notamment les discussions sur l’héritage du marxisme pendant la Guerre Froide ;
- L’implication des femmes de l’Europe de l’Est et du Sud-Est dans des mouvements politiques (de gauche ou de droite, y compris les adhésions à des groupes extrémistes) et, selon le cas, la répression traumatisante qui s'en est suivie, telle qu’elle est dépeinte dans les différents médias.
- L’impact des Guerres Mondiales, de la Guerre Froide, de la répression ainsi que de la censure communiste ou fasciste sur l’évolution des récits de vie féminins et sur la conservation de la mémoire collective féminine ;
- Le corps comme lieu de l’expérience traumatisante, du rétablissement et du témoignage dans le récit de vie féminin qui relate les atrocités historiques du vingtième siècle ;
- Le passage du rôle du témoin souffrant (martus) à celui du témoin racontant (auctor) dans le récit de vie féminin ;
- Les connections transnationales et les routes de la mémoire à travers le récit de vie féminin dans l’Europe de l’Est et du Sud-Est ;
- Les identités conflictuelles des descendants et/ou des proches des victimes, mais également des descendants et des proches des femmes coupables d’atrocités historiques.
Veuillez soumettre vos propositions aux adresses suivantes :
Dr. Andrada Fătu-Tutoveanu, chargée de cours, andrada.pintilescu@fspac.ro
Laura Cernat, doctorante, cernat.laura@kuleuven.be
Dr. Bavjola Shatro, maître de conférences, bgami@kent.edu
Date limite pour remettre les propositions (environ 300 mots) : 10 février 2022.
Date limite pour la remise des contributions (environ 8000-9000 mots) : 30 juin 2022.
Bibliographie:
Felman, Shoshana, and Laub, Dori. Testimony: Crises of Witnessing in Literature, Psychoanalysis, and History. New York & London: Routledge, 1992.
Hirsch, Marianne. Family Frames: Photography, Narrative, and Postmemory. Cambridge, MA & London: Harvard University Press, 1997.
Hirsch, Marianne. The Generation of Postmemory: Writing and Visual Culture After the Holocaust. New York: Columbia University Press, 2012.
Mitroiu, Simona (ed.). Women’s Narratives and the Postmemory of Displacement in Central and Eastern Europe. Cham: Palgrave, 2018.
Mrozik, Agnieszka, and Tippner, Anja. “Remembering Late Socialism in Autobiographical Novels and Autofictions from Central and Eastern Europe: Introduction”. European Journal of Life Writing. Vol 10, 2021, pp. 1-14.
Pető, Andrea. The Women of the Arrow Cross Party: Invisible Hungarian Perpetrators in the Second World War. Cham: Palgrave, 2020.
Radstone, Susannah, and Hodgkin, Katharine. Regimes of Memory. London & New York: Routledge, 2003.
Rowbotham, Sheila. A Century of Women: The History of Women in Britain and the United States. London: Viking, 1997.
Schwab, Gabrielle. Haunting Legacies: Violent Histories and Transgenerational Trauma. New York: Columbia University Press, 2010.
Schwartz, Matthias, Weller, Nina, and Winkel, Heike. After Memory: World War II in Contemporary Eastern European Literatures. Berlin/ Boston: De Gruyter, 2021.
Van der Heiden, Gert-Jan. The Voice of Misery: A Continental Philosophy of Testimony. New York: SUNY Press, 2019.